
Appel n°:
APL_16749/2025
UPC_CoA_327/2025
ORDONNANCE
de la Cour d'appel de la Juridiction unifiée du brevet rendue le 15 juillet 2025
concernant une demande de révision d'une ordonnance de conservation des preuves
EN-TETE
(i) Lors de l'examen de la demande de conservation des preuves, la Juridiction exerce son pouvoir d'appréciation en prenant en considération l'urgence de l'affaire (R. 194.2(a) RdP) afin de déterminer si, et dans quelle mesure, elle souhaite entendre le défendeur (R. 194.1(a) RdP), convoquer les parties à une audience (R. 194.1(b) RdP), convoquer le requérant à une audience sans la présence du défendeur (R. 194.1(c) RdP), ou statuer sur la demande sans avoir entendu le défendeur (R. 194.1(d) RdP).
(ii) Le délai dans lequel le demandeur a présenté sa demande en conservation des preuves n'est pas de nature , au cas d'espèce, à remettre en cause l'urgence de l'affaire (R. 194.2(a) RdP).
(iii) Il convient de distinguer l'appréciation de l'urgence dans le cadre d'une demande de conservation de s preuves (R. 194.2(a) RdP) de celle à évaluer dans le cadre d'une demande de mesures provisoires (R. 209.2(b) RdP). Dans l'exercice de son pouvoir d'appréciation en application duquel la Juridiction détermine si des mesures provisoires doivent être ordonnées, celle-ci doit tenir compte de tout retard excessif dans la demande de mesures provisoires (R. 211.4 RdP). Une telle exigence n'est requise ni dans l'Ac cord JUB ni dans les Règles de Procédure lorsqu'il s'agit d'apprécier s'il doit être fait droit à une demande de conservation de s preuves.
(iv) Le risque de disparation ou d'indisponibilité des preuves doit être apprécié par référence à la probabilité (R. 194.2(c) RdP) ou au risque démontrable (R. 197.1 RdP) que les preuves puissent être détruites ou qu'elles ne soient plus disponibles, et non par référence à la certitude de la disparation ou de l'indisponibilité des preuves.
(v) A la différence des mesures provisoires (Partie 3 du Règlement de Procédure), pour lesquelles la Juridiction doit, parmi les conditions requises, avoir la conviction, avec une certitude suffisante, que le brevet est valable (R. 211.2 RdP), un tel critère n'est pas requis dans le cadre du pouvoir d'appréciation des mesures de conservation des preuves par la Juridiction. Au stade de l'examen d'une demande de conservation des preuves et de descente sur les lieux, la Juridiction n'a pas à apprécier la validité du brevet litigieux, cette question restant de la seule compétence du juge du fond ou des mesures provisoires, sauf lorsque la présomption de validité est manifestement susceptible d'être remise en cause, par exemple à l'issue d'une décision d'une division d'opposition ou d'une chambre de recours de l'Office européen des brevets dans une procédure d'opposition parallèle ou d'une procédure judiciaire de null ité devant une autre juridiction concernant le même brevet.
(vi) L'appréciation de la pertinence d'une antériorité reste de la compétence du juge du fond ou, dans une mesure différente, du juge compétent pour statuer sur des demandes de mesures provisoires. Aussi, il n'appartient pas au demandeur aux mesures de conservation des preuves, au stade de la requête, d'identifier et de communiquer les antériorités dont il aurait connaissance, sauf à ce que celles-ci, pour des raisons particulières, soient de nature à influencer la décision ex parte à intervenir. Il n'appartient pas davantage au juge chargé d'ordonner les mesures de conservation des preuves et de descente sur les lieux, d'examiner les antériorités qui lui seraient communiquées, sauf à ce que celles-ci, pour des raisons manifestes, soient de nature à influencer sa décision.
MOTS-CLES
Mesures de conservation des preuves et de descente sur les lieux sans que le défendeur soit entendu ; demande de rétractation.
APPELANTE (DEFENDERESSE DANS LA PROCEDURE DEVANT LE TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE)
MAGUIN SAS , 2 rue Pierre Semard, 02800 Charmes, France (ci-après désignée « MAGUIN ») représentée par Mme Floriane CODEVELLE, Avocate au Barreau de Paris, et Olivier DELPRAT, mandataire en brevets européens, CASALONGA SAS
INTIMEE (DEMANDERESSE DANS LA PROCEDURE DEVANT LE TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE)
TIRU SAS , 7 rue du Docteur Lancereaux, 75008 Paris, France (ci-après désignée « TIRU ») représentée par M. Cyrille AMAR, Avocat au Barreau de Paris, Amar Goussu Staub
BREVET LITIGIEUX
EP 3 178 578
COMPOSITION DE LA CHAMBRE
Chambre 1b, ainsi composée :
Klaus Grabinski, Président de la Cour d'appel, Emmanuel Gougé, Juge qualifié sur le plan juridique et Juge rapporteur, Emanuela Germano, Juge qualifiée sur le plan juridique, Koen Callewaert, Juge qualifié sur le plan technique, Frédéric Gaillarde, Juge qualifié sur le plan technique.
LANGUE DE LA PROCEDURE
Français
ORDONNANCE DU TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE CONTESTEE
□ Ordonnance de la Division locale de Paris du 24 mars 2025 dans la procédure principale ACT_66560/2024 UPC_CFI_813/2024
□ Références:
UPC_CFI_813/2024 ACT_66560/2024 App_7220/2025 ORD_9276/2025
DATE DE L ' AUDIENCE
3 juin 2025
RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCEDURE
TIRU est titulaire du brevet européen EP 3 178 578 (ci-après désigné le « brevet litigieux » ou « EP'578 ») dont la demande a été déposée le 8 décembre 2016 et dont la délivrance a été publiée le 1 er août 2018, intitulé « Installation d'incinération de déchets et procédé associé ». Il est en vigueur en France, en Pologne et au Royaume-Uni. Ce brevet n'a fait l'objet d' aucun e procédure d'opposition et, à la date d'introduction des procédures faisant l'objet du présent appel, n'a , selon les parties, été l'objet d'aucune procédure judiciaire tendant au prononcé de sa nullité.
Le brevet litigieux comporte deux revendications indépendantes : la revendication 1, portant sur une installation d'incinération de déchets et la revendication 15 , portant sur un procédé d'incinération de déchets.
MAGUIN est le fabricant d'un four d'incinération de déchets situé à Montbéliard (France), exploité par la société VALINEA ENERGIE (ci-après « VALINEA ») qui, selon TIRU, met en œuvre, le brevet EP'578 (ci-après le « four litigieux »).
Les mesures de conservation des preuves et de descente sur les lieux ordonnées en première instance
Le 17 décembre 2024, avant toute procédure au fond relative au brevet EP'578 , TIRU a déposé devant la Division locale de Paris de la Juridiction Unifiée du Brevet (ci-après la « Division locale ») deux demandes afin que des mesures de conservation des preuves et de descente sur les lieux relatives au four litigieux soient ordonnées sans que les défendeurs soient entendus (Règles 192.3 et 197 du Règlement de Procédure, ci-après « RdP ») , l'une à l'encontre de MAGUIN (ACT_66560/2024 UPC_CFI_813/2024), l'autre à l'encontre de VALINEA (ACT_66573/2024 UPC_CFI_814/2024).
Par deux ordonnances rendues le 23 décembre 2024, la Division locale a autorisé TIRU à conserver des preuves se rapportant au four litigieux et à effectuer une descente sur les lieux au sein des locaux de VALINEA et MAGUIN, ainsi que plusieurs mesures complémentaires, dont des mesures de description détaillée et de saisie physique et numérique de documents (TIRU c MAGUIN, ORD_67655/2024 UPC_CFI_813/2024 ; TIRU c VALINEA, ORD_67654/2024 UPC_CFI_814/2024).
Les mesures ordonnées ont été exécutées le 14 janvier 2025 simultanément sur le site de VALINEA (France), où est situé le four litigieux, et sur celui de MAGUIN (France), suivies de la remise de son rapport par chaque expert désigné conformément aux dispositions de la Règle 196.4 RdP et de la mise en place de mesures de confidentialité portant sur les informations obtenues dans le cadre de l'exécution de ces mesures.
TIRU a engagé deux actions en contrefaçon devant la Division locale, le 18 février 2025, à l'encontre de MAGUIN (ACT_7999/2025 UPC_CFI_132/2025) et VALINEA (ACT_7950/2025 UPC_CFI_130/2025).
La demande de rétractation et l' ordonnance contestée
Le 12 février 2025, MAGUIN a sollicité, en application des Règles 197.3 et 197.4 RdP, la rétractation de l' ordonnance de conservation des preuves et de descente sur les lieux rendue le 23 décembre 2024 par la Division locale et, à titre subsidiaire, la révision des mesures ordonnées, faisant notamment valoir (i) l'absence d'urgence justifiant le prononcé des mesures ordonnées, (ii) l'absence de risque de disparition ou de destruction des éléments de preuve, ainsi que (iii) le manquement de TIRU à son devoir de loyauté en dissimulant des informations de nature à influencer le prononcé des mesures ex parte (App_7220/2025 UPC_CFI_813/2024).
La Division locale a ordonné le rejet de la demande en rétractation de l' ordonnance rendue le 23 décembre 2024 (ordonnance du 24 mars 2025, ORD_9276/2025 ACT_66560/2024 UPC_CFI_813/2024, ci-après « l'ordonnance contestée ») et a notamment retenu les points suivants.
(i) Il ne peut être reproché à TIRU un manque de loyauté quant à la supposée dissimulation d'informations relatives à la connaissance qu' elle aurait eu des caractéristiques d'un four datant de 1987, présent sur le site de VALINEA, qui seraient de nature à remettre en cause la validité du brevet litigieux pour défaut de nouveauté et, partant, de nature à influencer le prononcé des mesures ex parte .
(ii) Le risque de destruction des preuves justifiant une mesure ex parte est suffisamment démontré, il n'est pas requis de rapporter la certitude de la disparition des preuves (R. 197.1 RdP). Il est nécessaire que les opérations se déroulent simultanément chez MAGUIN et chez VALINEA, respectivement fabricant et exploitant du four litigieux, compte tenu des liens évidents entre les personnes saisies et de leurs intérêts convergents, dans un souci d 'efficacité des mesures de conservation des preuves . S'agissant du risque de perte de données numériques, il est apprécié globalement par le juge au vu du risque imminent de la mise en fonctionnement du four et du risque de perte de la documentation technique susceptible d'être détenue numériquement sur le s ite de VALINEA.
(iii) L'absence d'urgence justifiant le prononcé des mesures ordonnées n'est pas rapporté e. TIRU n'a pas tardé à demander les mesures sollicitées. Elle a présenté les éléments de preuve raisonnablement accessibles dans les deux mois suivant leur obtention (procès-verbal par commissaire de justice du 11 octobre 2024 constatant l'existence d'une vid éo sur la plateforme YouTube publiant des images du four litigieux et indiquant une mise en service du four au 1er trimestre 2025).
La procédure d'appel
MAGUIN a interjeté appel de l' ordonnance contestée (APL_16749/2025 UPC_CoA_327/2025).
MAGUIN demande à la Cour de (i) i nfirmer l'ordonnance contestée en ce qu'elle a rejeté la demande de MAGUIN en rétractation de l'ordonnance de conservation des preuves et descente sur les lieux rendue le 23 décembre 2024 , (ii) r étracter en totalité l'ordonnance de conservation des preuves et de descente sur les lieux rendue par la Division locale le 23 décembre 2024, (iii) ordonner la remise à MAGUIN de l'ensemble des éléments appréhendés lors des opérations de conservation des preuves et de descente sur les lieux du 14 janvier 2025, (iv) condamner TIRU à verser à MAGUIN l'intégralité des sommes déposées à titre de garantie et à lui rembourser les frais induits par les mesures de conservation des preuves et de descente sur les lieux.
MAGUIN conteste l'absence de procédure contradictoire et le choix d'une procédure ex parte (Art. 60(5) de l'Accord relatif à une juridiction unifiée du brevet - ci-après désigné « AJUB », R. 197.1 RdP), au motif notamment que rien ne permet d'établir qu'une procédure contradictoire n'aurait pu être organisée avant la mise en service du four litigieux. Les arguments présentés par MAGUIN dans son mémoire exposant les motifs d'appel portent principalement sur les points suivants.
(i) L'absence d'urgence : le démarrage du four litigieux au 1 er trimestre 2025 ne suffit pas à justifier l'urgence, au motif notamment que ce démarrage n'empêchait en rien de constater les faits critiqués ; s'agissant de la documentation technique relative au four litigieux, celle-ci reste accessible à tout moment dans le cadre du marché public dans lequel ce four est opéré, de sorte qu'aucun risque de disparation des preuves n'est caractérisé ; il en va de même s'agissant du four litigieux lui-même, lequel ne peut disparaître car il doit être maintenu en place et en f onctionnement pour toute la durée d'exécution du marché public .
(ii) L'absence de risque de destruction des preuves : TIRU se contente d'affirmer l'existence d'un risque de destruction des preuves mais ne le ne démontre pas. I l ne suffit pas d'affirmer que des éléments de preuve -notamment des documents et/ou des données numériques - puissent être facilement détruits : des éléments factuels supplémentaires doivent être apportés afin de convaincre le tribunal que cette destruction pourrait effectivement se produire si le défendeur venait à être informé d'une opération imminente de préservation des preuves. S'agissant du four lui -même, sa mise en fonctionnement n'aurait en réalité pas entrainé de risque de disparition des preuves.
(iii) Le défaut de loyauté : TIRU a omis de divulguer au Tribunal des faits importants dont il avait connaissance et susceptibles d'influencer la juridiction dans sa décision de rendre ou non une ordonnance sans entendre le défendeur (R. 192.3 RdP).
TIRU, dans son mémoire en défense, demande à la Cour de
-débouter MAGUIN de l'ensemble de ses demandes ;
-confirmer l ' ordonnance du 24 mars 2025 de la Division locale (ORD_9276/2025) ;
-condamner MAGUIN à payer la somme de 38.000 € à TIRU au titre des frais de justice, sauf à parfaire en fonction du barème en vigueur au jour de sa décision.
Les arguments développés par TIRU dans son mémoire en défense portent principalement sur les points suivants.
(i) Les mesures ex parte ordonnées sont justifiées et l'ordonnance contestée respecte les principes d'efficacité et de proportionnalité en ce qu'elle a permis à TIRU d'obtenir rapidement les preuves qui lui manquaient tout en réduisant le champ des investigations initialement demandées et en encadrant les mesures ordonnées par des garanties suffisantes pour MAGUIN.
(ii) L'urgence de l'affaire justifie que les mesures ont été ordonnées ex parte :
-l es délais d'une procédure inter partes n'auraient pas permis d'organiser une visite du four litigieux avant sa mise en route programmée au début de l'année 2025, alors que la recherche des éléments de preuve nécessitait une inspection du four à l'arrêt et hors fonctionnement, ce qui, en période de fonctionnement normal du four, aurait imposé plusieurs jours d'interruption de l'installation ;
-la recherche des éléments de preuve n'aurait pas pu s'effectuer sur la seule base de recherche documentaire, ces seuls éléments n'étant pas suffisant s pour établir la réalité de la contrefaçon ;
-la concomitance des opérations de conservation des preuves, respectivement sur les sites de MAGUIN et de VALINEA, était nécessaire, notamment dans le but de prévenir le risque de disparition des preuves détenues par MAGUIN si cette dernière avait été informée, préalablement à l'exécution des mesures de co nservation des preuves sur son site, de ce que des mesures la visant étaient susceptibles d'être menées à son encontre ;
-dès qu'elle a eu connaissance d'éléments rendant vraisemblable une atteinte au brevet EP'578, à savoir le film YouTube objet du procès-verbal de constat du 11 octobre 2024 (pièce TIRU n° 10) contenant des indications sur certaines caractéristiques techniques du four litigieux, TIRU a préparé sa demande de conservation des preuves (saisie) et de descente sur les lieux , qu'elle a présentée dans un délai de deux mois suivant cette date, loin de constituer un retard fautif.
(iii) Le risque de disparition ou d'indisponibilité des preuves, notamment numériques concernant MAGUIN, justifie que les mesures aient été ordonnées sans que MAGUIN et VALINEA aient été entendues.
(iv) Concernant le prétendu défaut de loyauté (R. 192.3 RdP), TIRU rappelle que le juge de la requête en conservation de preuves n'est pas le juge de la validité, de sorte que les arguments relatifs à sa validité ne sont pas susceptibles d'influencer sa décision de rendre l'ordonnance sollicitée sans entendre le dé fendeur. A ce titre, TIRU rejette les arguments de nullité pour défaut de nouveauté, présentés par MAGUIN et VALINEA, fondés sur un brevet antérieur (brevet Laurent Bouillet FR 2350136, cité dans l'état de l'art présenté dans l e brevet litigieux au § [0003]) et sur de la documentation technique du four d'origine datant de 1987 (four dit « Laurent Bouillet »), laquelle était couverte par un accord de confidentialité.
MOTIFS
L' appel est recevable mais rejeté.
Recevabilité
Conformément aux dispositions de la R. 220.1(c) RdP, un appel peut être interjeté par toute partie affectée contre les ordonnances visées à l' Article 60 AJUB (relatif aux ordonnances de conservation des preuves et de descente sur les lieux).
L ' ordonnance contestée porte sur des mesures de conservation des preuves et de descente sur les lieux à l'encontre de MAGUIN et affectent celle-ci. L'appel est donc recevable à ce titre .
Mesures de conservation des preuves et de descente sur les lieux
Conformément à l' Article 60 AJUB, à la demande du requérant qui a présenté des éléments de preuve raisonnablement accessibles pour étayer ses allégations selon lesquelles son brevet a été contrefait ou qu'une telle contrefaçon est imminente, la Juridiction peut, avant même l'engagement d'une action au fond, ordonner des mesures provisoires rapides et efficaces pour conserver les éléments de preuve pertinents au regard de la contrefaçon alléguée, sous réserve que la protection des informations confidentielles soit assurée (Art. 60(1) AJUB).
Selon l' Article 60(5) AJUB, des mesures sont ordonnées, le cas échéant, sans que l'autre partie soit entendue, notamment lorsque tout retard est susceptible de causer un préjudice irréparable au titulaire du brevet ou lorsqu'il existe un risque démontrable de destruction des éléments de preuve.
Ces dispositions de l'AJUB sont complétées par celles du Règlement de Procédure de la JUB, sous sa Partie 2 ( Preuves), Chapitre 4 relatif à l'ordonnance de conservation de s preuves (saisie) et à l' ordonnance de descente sur les lieux (R. 192 à 199 RdP).
Une demande de conservation des preuves (R. 192 RdP) peut être présentée avant ou pendant l'engagement de l'action au fond et, à la demande du requérant, les mesures de conservation des preuves peuvent être ordonnées sans que l'autre partie (ci -après désignée « le défendeur ») soit entendue, auquel cas la demande de conservation des preuves expose les motifs pour ne pas entendre le défendeur eu égard notamment à la Règle 197 (R. 192.3 RdP, première phrase). Dans ce cas, le requérant doit divulguer tout fait important dont il a connaissance et qui pourrait influencer la Juridiction dans sa décision de rendre ou non une ordonnance sans entendre le défendeur (R. 192.3 RdP, deuxième phrase).
Lors de l'examen de la demande de conservation des preuves (R . 194 RdP), la Juridiction dispose d'un pouvoir d'appréciation même lorsque la demande est fondée sur la Règle 192.3 -pour, notamment, informer ou non le défendeur de la demande ou statuer sur la demande sans avoir entendu le défendeur (R. 194.1(d) RdP). En exerçant son pouvoir d'appréciation, la Juridiction prend en considération : a) l'urgence de l'affaire ; b) l'ap parence de fondement des motifs invoqués pour ne pas entendre le défendeur [Règles 192.3 et 197] ; c) la probabilité que les preuves puissent être détruit es ou qu'elles ne soient plus disponibles [ Règle 197] (R. 194.2 RdP).
Enfin, dans le cas d'une ordonnance de conservation des preuves sans audition du défendeur, la Juridiction peut ordonner des mesures de conservation des preuves [R. 196.1] sans que le défendeur soit entendu, notamment lorsque tout retard est susceptible de causer un préjudice irréparable au requérant ou lorsqu'il existe un risque démontrable que les preuves puissent être détruites ou qu'elles ne soient plus disponibles (R . 197.1 RdP).
Ces dispositions sont à rapprocher de celles de la Directive 2004/48 CE du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle (ci-après la « Directive 2004/48 »), en particulier son Article 7 relatif aux mesures de conservation des preuves selon lequel, avant même l'engagement d'une action au fond, des mesures de conservation des preuves doivent pouvoir être ordonnées, le cas échéant, sans que l'autre partie soit entendue, notamment lorsque tout retard est susceptible de causer un préj udice irréparable au titulaire du droit ou lorsqu'il existe un risque démontrable de destruction des éléments de preuve.
L'application de ces dispositions doit s'effectuer dans le respect des principes généraux énoncés dans l'Accord JUB et le Règlement de Procédure ainsi que dans la Directive précitée, en particulier des principes de proportionnalité et d'efficacité.
En application des textes précités, le Tribunal de première instance dispose d'un pouvoir d'appréciation, en particulier lors de l'examen de la demande de conservation des preuves (R. 194 RdP), sur lequel il appartient à la Cour d' appel de vérifier si les limites de ce pouvoir ont été dépassées ou si, dans l'exercice de ce pouvoir d'appréciation, le Tribunal a commis une erreur de droit.
L'urgence des mesures (ex parte) sollicitées
Lors de l'examen de la demande de conservation des preuves, la Juridiction exerce son pouvoir d'appréciation en prenant en considération l'urgence de l'affaire (R . 194.2(a) RdP) afin de déterminer si, et dans quelle mesure, elle souhaite entendre le défendeur (R. 194.1(a) RdP), convoquer les parties à une audience (R. 194.1(b) RdP), convoquer le requérant à une audience sans la présence du défendeur (R. 194.1(c) RdP), ou statuer sur la demande sans avoir entendu le défendeur (R. 194.1(d) RdP).
Dans l'exercice de son pouvoir d'appréciation, la Juridiction examine les motifs pour lesquels les mesures proposées sont nécessaires pour conserver les éléments de preuve pertinents (R. 192.2(c) RdP) ainsi que les faits et les éléments de preuve invoqués à l'appui de la demande (R. 192.2(d) RdP).
L'appréciation de la nécessité des mesures ordonnées doit être faite à la date de l 'ordonnance contestée .
Au cas d'espèce, TIRU a communiqué, dans sa demande de conservation des preuves, des éléments (en particulier la pièce 10 de TIRU, film YouTube présentant le four litigieux) permettant d'établir que certaines caractéristiques du four litigieux, notamment les moyens d'alimentation en air de combustion et/ou de refroidissement ainsi que la circulation de l'air dans l'enveloppe creuse du four, étaient susceptibles de reproduire les revendications 1 à 15 du brevet EP'578 .
TIRU a par ailleurs rapporté, selon les informations présentées dans le film YouTube précité, que le four litigieux devait être mis en service au premier trimestre 2025, ce qui n' est pas contesté par MAGUIN. Cette mise en service impliquait une mise en chauffe dès le mois de janvier 2025, ce qui a d'ailleurs été confirmé par l'expert désigné (M. Sartorius) pour procéder à l'inspection du four litigieux sur le site de VALINEA, lequel a rapporté , lors de l'exécution de sa mission le 14 janvier 2025, que les mesures de conservation des preuves et de descente sur les lieux avaient été réalisées la veille des premiers essais du four litigieux, prévus à partir du 15 janvier 2025 (pièce TIRU n° 21, p. 2).
Dans ces conditions, considérant que les mesures de conservation des preuves nécessitaient l'inspection de l'intérieur de ce four, la mise en fonctionnement de celui-ci aurait empêché la saisie descriptive demandée. Seule une mise à l'arrêt du four d'incinération, sur une période de plusieurs jours, aurait alors permis de procéder aux mesures ordonnées, selon des contraintes d'immobilisation rendant peu probable un arrêt de l'installation à b rève échéance.
Au vu de ce qui précède, le caractère d'urgence des mesures sollicitées sans entendre le défendeur a bien été rapporté par TIRU concernant la nécessité de procéder à une inspection du four litigieux.
L'efficacité des mesures sollicitées nécessitait également que l'accès à, et la conservation de, la documentation technique relative au fonctionnement du four litigieux ou à tout dispositif contrefaisant le brevet EP'578 ou à l'utilisation dudit dispositif, y compris sous format numérique, soit ordonné concomitamment chez VALINEA et MAGUIN. Il y avait donc bien urgence à ordonner également ces mesures à l'encontre de MAGUIN .
S'agissant plus particulièrement des données numériques accessibles chez MAGUIN, l'urgence à ordonner les mesures ex parte sollicitées est également établie du fait du risque de perte de données numériques relatives à la documentation technique. Dans le contexte des mesures considérées de conservation des preuves et de descente sur les lieux, un risque de disparition des preuves disponibles chez MAGUIN ne pouvait être écarté dans l'hypothèse où ces mesures auraient été ordonnées postérieurement aux mesures visant à accéder dans un premier temps au four litigieux chez VALINEA . L'urgence à établir ces mesures avec les autres mesures ordonnées était donc bien justifiée.
Contrairement aux affirmations de MAGUIN, le délai dans lequel TIRU a présenté sa demande en conservation des preuves n'est pas de nature à remettre en cause l'urgence de l'affaire (R . 194.2(a) RdP ). L'élément décisif qui a permis à TIRU de suspecter la réalité d'une reproduction des caractéristiques de son brevet EP'578 par le four litigieux est la vidéo YouTube constatée par procès-verbal du 11 octobre 2024 (pièce TIRU n° 10). En considérant que le délai de deux mois qui s'en est suivi , pour permettre à TIRU de préparer et engager ses demandes devant la Division locale le 17 décembre 2024, apparait raisonnable au vu des faits de l'espèce (ordonnance contestée, §36), la Division locale n'a pas dépassé les limites de son pouvoir d'appréciation .
Il convient à cet égard de distinguer l'appréciation de l'urgence dans le cadre d'une demande de conservation de s preuves (R. 194.2 a RdP ) de celle à évaluer dans le cadre d'une demande de mesures provisoires (R . 209.2(b) RdP). Dans l'exercice de son pouvoir d'appréciation en application duquel la Juridiction détermine si des mesures provisoires doivent être ordonnées, celle-ci doit également tenir compte de tout retard excessif dans la demande de mesures provisoires (R. 211.4 RdP). Une telle exigence n'est requise ni dans l'Accord JUB ni dans les Règles de Procédure lorsqu'il s'agit d'apprécier s'il doit être fait droit à une demande de conservation des preuves.
En application de ce qui précède, le Tribunal a fait une juste application de son pouvoir d'appréciation quant à l'urgence des mesures sollicitées et, au regard des faits de l'espèce, a correctement motivé sa décision de déroger au principe d'une procédure contradictoire.
Le risque de destruction ou d'indisponibilité des preuves
Le risque de destruction ou d'indisponibilité des preuves comme critère d'appréciation du bien -fondé de mesures ex parte (R. 194.2(c) et 197.1 RdP) concerne à la fois l'accès au four litigieux et à la documentation technique associée. Il convient d'évaluer la réalité du risque en question par référence à la probabilité (R . 194.2(c) RdP) ou au risque démontrable (R. 197.1 RdP) que les preuves puissent être détruites ou qu'elles ne soient plus disponibles , non la certitude de la disparation ou de l'indisponibilité des preuves.
S'agissant du four litigieux, la Division locale a justement exercé son pouvoir d'appréciation en considérant que la mise en fonctionnement de celui-ci aurait rendu l'exécution des mesures extrêmement difficile, de sorte que, la conservation des preuves nécessitant l'accès à l'intérieur du four litigieux, les preuves n'auraient plus été disponibles, sauf à programmer l'arrêt complet du four -dont il n'est pas contesté que cela requiert plusieurs jours d'immobilisation des installations - ou à attendre la prochaine période de maintenance programmée.
S'agissant de la documentation technique, la Division locale n'a pas dépassé les limites de son pouvoir d'appréciation en considérant que le risque de leur destruction ne pouvait être écarté si les mesures concernant MAGUIN n'avaient pas été ordonnées concomitamment à celles ordonnées à l'encontre de VALINEA . De plus, la circonstance selon laquelle le four litigieux est exploité dans le cadre d'une concession de service public, qui impliquerait selon les affirmations non démontrées de MAGUIN que la documentation technique soit tenue à la disposition de la personne publique concédante et remise à cette dernière à l'issue de la concession, n'est pas de nature à écarter un risque de destruction ou d'indisponibilité des preuves.
Le devoir de loyauté du requérant lors de la présentation de la requête
Lorsque le requérant demande que des mesures de conservation des preuves soient ordonnées sans que l'autre partie (ci-après désignée « le défendeur ») soit entendue, la demande de conservation des preuves expose les motifs pour ne pas entendre le défendeur eu égard notamment à la Règle 197 (R. 192.3 RdP, première phrase). Il doit divulguer tout fait important dont il a connaissance et qui pourrait influencer la Juridiction dans sa décision de rendre ou non une ordonnance sans entendre le défendeur (R. 192.3 RdP, deuxième phrase).
Le requérant doit donc, dans sa requête, porter à la connaissance de la Juridiction les faits importants se rapportant aux critères d'appréciation que la Juridiction doit prendre en compte pour se prononcer sur la demande, c'est -à-dire (a) l'urgence de l'affaire, (b) l'apparence de fondement des motifs invoqués pour ne pas entendre le défendeur , (c) la probabilité que les preuves puissent être détruites ou qu'elles ne soient plus disponibles (R. 194.2 RdP).
A la différence des mesures provisoires (Partie 3 du Règlement de Procédure), pour lesquelles la Juridiction doit, parmi les conditions requises, avoir la conviction, avec une certitude suffisante, que le brevet est valable (R. 211.2 RdP), un tel critère n'est pas requis dans le cadre du pouvoir d'appréciation des mesures de conservation des preuves par la Juridiction. Au stade de l'examen d'une demande de conservation des preuves et de descente sur les lieux, la Juridiction n'a donc pas à apprécier la validité du brevet litigieux, cette question restant de la seule compétence du juge du fond ou des mesures provisoires, comme l'a justement rappelé la Division locale (ordonnance contestée, §18), sauf lorsque la présomption de validité est manifestement susceptible d'être remise en cause, par exemple à l'issue d'une décision d'une division d'opposition ou d'une chambre de recours de l'Office européen des brevets dans une procédure d'opposition p arallèle ou d'une procédure judiciaire de nullité devant une autre juridiction concernant le même brevet.
Aussi, il ne peut être reproché à TIRU de ne pas avoir abordé, au stade de la présentation des mesures sollicitées, par anticipation d'un hypothétique débat de fond, une discussion relative à la validité de son titre. Ceci est d'autant plus vrai que MAGUIN n 'établit ni que le brevet litigieux a fait l'objet d'une procédure d'opposition devant l'Office Européen des Brevets ni qu'il a été l'objet d'une procédure judiciaire tendant à sa révocation. MAGUIN ne rapporte pas davantage de possibles échanges (lettres, rapport de réunion ou autre) entre elle et TIRU alertant cette dernière sur la nullité alléguée de son titre, de sorte qu'elle n 'établit pas que TIRU aurait eu connaissance d'un risque portant sur la validité de son brevet, de nature à constituer un « fait important » susceptible d'influencer la Juridiction dans sa décision de rendre ou non une ordonnance sans entendre le défendeur (R. 192.3 RdP).
Les faits antérieurs qui, selon MAGUIN, auraient dû être portés à l'attention du Tribunal au sta de de la présentation de sa demande par TIRU, constituent en réalité des informations qui n'avaient pas à être communiquées à ce dernier au titre de la Règle 192.3 RdP.
Il s'agit en effet principalement (i) d'un brevet antérieur cité dans le brevet litigieux et (ii) des spécifications techniques relatives à l'ancien four d'incinération qui a été remplacé par le four litigieux sur le même site d'exploitation .
S'agissant du brevet antérieur, FR 2 350 136, déposé le 5 mai 1976, celui-ci est cité dans le brevet litigieux (§ [0003]) au titre d'exemple s d'antériorités connues de fours oscillants pour assurer la combustion de déchets solides à caractéristiques énergétiques variables. Outre que cette question relève d'une discussion de fond relative à l'appréciation de la validité du titre, un document exp ressément cité dans le brevet litigieux ne peut être considéré comme devant être divulgué en application du principe de loyauté énoncé à la Règle 192.3 RdP.
Concernant l'ancien four d'incinération, datant de 1987 et cité par les parties sous la dénomination de four « Laurent Bouillet » (pièce MAGUIN n° 22), il enseignerait, selon MAGUIN, les caractéristiques du brevet litigieux, ce que conteste TIRU. L'appréciation de la pertinence d'une antériorité reste toutefois de la compétence du juge du fond ou, dans une mesure différente, du juge compétent pour statuer sur des demandes de mesures provisoires. Aussi, il n'appartient pas au demandeur aux mesures de conservation des preuves, au stade de la requête, d 'identifier et de communiquer les antériorités dont il aurait connaissance, sauf à ce que celles-ci, pour des raisons particulières, soient de nature à influencer la décision ex parte à intervenir . Il n'appartient pas davantage au juge chargé d'ordonner les mesures de conservation des preuves et de descente sur les lieux, d'examiner les antériorités qui lui seraient communiquées, sauf à ce que celles-ci, pour des raisons manifestes, soient de nature à influencer sa décision.
Le seul fait que TIRU avait connaissance de l'existence du four Laurent Bouillet , dont l'accessibilité au public fai t du reste débat, ne suffit pas à établir que les caractéristiques de celui-ci susceptibles, selon MAGUIN, d'antérioriser le brevet EP'578 - constitueraient un « fait important » (R. 192.3 RdP) qui aurait dû être divulgué par TIRU au stade de sa requête. Nonobstant les développements détaillés de MAGUIN quant au défaut de nouveauté du brevet EP'578, cette dernière ne démontre aucune circonstance particulière susceptible de justifier que l'existence et les caractéristiques du four Laurent Bouillet devaient être divulguées par TIRU.
Il ressort de ce qui précède que MAGUIN échoue dans sa demande de rétractation de l'ordonnance contestée .
Remboursement des frais
Cette ordonnance ne mettant pas un terme à l'affaire, il n'appartient pas à la Cour d'appel de se prononcer sur le remboursement des frais supportés par les parties dans la présente ordonnance.
PAR CES MOTIFS
La Cour d'appel rejette l'appel.
Ordonnance rendue à Luxembourg, le 15 juillet 2025.
Pour et au nom du Président de la Cour d'appel Klaus Grabinski, en son absence
Emmanuel Gougé, Juge qualifié sur le plan juridique et Juge rapporteur,
Emanuela Germano, Juge qualifiée sur le plan juridique,
Koen Callewaert, Juge qualifié sur le plan technique,
Frédéric Gaillarde, Juge qualifié sur le plan technique.